Adam LHomme

Voici “L’histoire d’Adam Lhomme”, écrite par M. Pierre PRIGENT, professeur émérite de la Faculté de Théologie Protestante de Strasbourg :

Il s’appelait Adam. Adam Lhomme. Vous trouvez ce nom étrange ?  Vous avez raison : c’est un nom qui donne à penser !

Adam Lhomme était heureux. Du moins tous ceux qui le connaissaient l’affirmaient volontiers.

En effet, il était parvenu à 40 ans à peine à une très haute situation, sa femme était fière de lui, ses enfants marchaient droit sur les traces du père, il vivait largement et enfin on venait de lui décerner la médaille du Mérite et chacun jugeait que c’était en tout point mérité : ne militait-il pas activement dans une Association d’aide aux handicapés ? ! Il professait un grand respect pour les valeurs chrétiennes qu’il s’efforçait de promouvoir dans tous les domaines de son activité. !

Mais moi je vais vous livrer le fond de sa pensée : c’est que sans les efforts de l’homme, la religion n’irait pas bien loin et Dieu dans ce monde serait réduit à végéter… ! Un jour, pourtant, Adam Lhomme sentit vaciller son univers bien assuré : dans l’Association dont je vous ai parlé, il fut élu président. Le vice-président était un malade : il lui fallut aller le visiter. Il n’entra pas sans inquiétude dans la chambre d’hôpital pour un face à face avec un homme que la maladie invalidait chaque mois davantage.

Comment parler d’avenir et de projets à quelqu’un qui voit son autonomie se réduire tous les jours, inexorablement ? ! D’une voix que menaçait l’essoufflement, le malade raconta sa vie jusqu’au grand basculement : il avait été homme d’action, il avait entrepris, il avait échoué parfois, mais il avait recommencé toujours et réussi souvent. Il avait été fier de ses œuvres, son travail avait abouti. Comme il avait de la religion, il avait rendu grâce à Dieu, un Dieu qui bénissait si bien toutes ses activités. Mais aujourd’hui, ce monde avait disparu.

« Vous voyez, Monsieur, disait-il, jusqu’ici j’ai vécu pour faire et j’ai fait beaucoup, c’était toute ma vie. Mais cela n’était rien : il faut apprendre à être. C’est maintenant la seule chose qui compte pour moi. »

Adam Lhomme sortit de la chambre, assez bouleversé : il avait entrevu une vérité dont la perspective lui donnait le vertige. Un instant, comme un rideau s’était levé sur sa vie et elle lui était apparue sous un jour nouveau et inquiétant : c’est vrai que lui aussi consacrait tous ses efforts à faire.

Faire toujours plus et faire toujours mieux, certes, mais seulement faire ! ! Et voici que, pour la première fois, ces œuvres qui le justifiaient si bien aux yeux des autres comme aux siens, tout cela sembla prendre une existence autonome, détachée de lui, de son vrai moi qui restait dépouillé, privé de cette parure qui s’éloignait de lui et le laissait nu et pauvre et solitaire et tremblant de froid ! Et le soupçon lui vint que, faire, c’est toujours tendre vers l’avoir et qu’avoir ne fait pas vivre, même quand il s’agit d’avoir des mérites ou des vertus !

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 Il sut très bien raconter cette histoire à ses amis qui louèrent la profondeur de son jugement… et passèrent aussitôt à des sujets plus concrets où tous reprirent pied sur un terrain solide, et l’on repartit pour de nouvelles conquêtes bien tangibles en laissant derrière soi un autre monde qu’on classa parmi les mirages ou bien les utopies.

Cela dura quelque temps. En fait, il n’y avait pas de raison pour que cela finisse. Pourtant, il y eut une fin. Ce fut comme un coup de tonnerre, et l’éclair le foudroya : il se retrouva presque du jour au lendemain licencié économique, suite à une compression de personnel. Oh, ne vous y trompez pas ! Il y eut de belles indemnités. Ce n’était pas la misère ! Non, mais ce fut le premier mouvement du grand ébranlement : « Vous ne travaillez plus ? Ah, bon ! » Mais ce n’était pas bon !

Le seul regard de l’interlocuteur le disait clairement : « Vous n’êtes plus bon pour le service ? Et à quoi donc servez-vous ? Si vous servez encore à quelque chose ! » ! Les relations d’affaire le laissèrent aussitôt tomber. Les amis se raréfièrent. On eut tendance à le fuir, comme on évite un marginal. On prit avec lui un ton artificiel, comme pour un grand malade. On ne le situait plus. Comme si l’on se demandait qui il était, et même ses proches semblaient le découvrir et la découverte avait bien l’air de les décevoir ! ! Ce n’était pas la première fois qu’Adam Lhomme affrontait un problème difficile.

Jusqu’ici il avait toujours regardé cela comme un défi à relever. Il se lançait alors dans la bataille avec cette confiance que ses qualités personnelles et ses compétences, servies par le travail et la ténacité, lui permettraient de tout surmonter. ! Mais aujourd’hui il se trouvait démuni, désarmé, perdu pour tout dire.

Il se voyait tel que les autres le voyaient et il en venait à se demander s’il était encore quelqu’un. ! Il en vint, lui le battant, à s’interroger sur le sens de l’existence. « Être ou ne pas être ! » raillait son souvenir. Mais le sourire se changeait en grimace : « Je suis là, se disait-il. L’être est donc assuré. Oui, mais qu’est-ce que l’être ? Qu’est-ce qui, aujourd’hui, me justifie ? ».

À peine la phrase formulée, un souvenir s’imposa brusquement : la conversation dans la chambre d’hôpital. Apprendre à être ! C’est bien vrai que le faire ne justifie pas. Ce que l’on fait est comme un habit que l’on porterait et qui peut faire illusion. Mais si le vêtement tombe, que reste-t-il ? ! Alors il lui sembla qu’un ressort intérieur, qui était sa force vive, s’était tout à coup brisé. Il se referma sur lui-même. Il fuyait la compagnie des autres. ! Un jour sa femme vint à lui et lui dit : « Je peux comprendre que tu ne veuilles plus rire avec tes amis d’hier : trop de choses ont changé. Mais moi, je n’ai pas changé.

Tu es l’homme avec qui j’ai choisi de partager ma vie. Je ne le regrette pas. À mes yeux, tu es toujours le même. Ne te détourne pas de moi ! » ! Adam Lhomme resta silencieux. Et puis la vérité éclaira son visage : c’était évident! Dans le naufrage, un seul être restait sûr : sa femme. Et la raison n’en était pas obscure : c’était par amour.

Car l’amour ne s’arrête pas aux apparences, il parle à l’être le plus secret dont il fait le sujet d’une vie, en confiance réciproque, en dialogue confiant. Et si le vêtement vieillit ou perd de son éclat, cela ne compte pas.

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Adam Lhomme était protestant, vous l’aviez deviné. Dans son désarroi, la chaleur d’une communauté lui manqua. Un dimanche matin, il pousse la porte de son église paroissiale. Il était en retard, on en était aux lectures de la Bible. C’était la fête de la Réformation : on lisait l’épître de Saint Paul aux Romains.

Tout à coup, il se fit en Adam un silence intérieur qui le laissa suspendu aux lèvres du lecteur. Il avait entendu, mais entendu vraiment, pour la première fois, cette phrase qui dit qu’on peut ne peut être justifié que par la grâce de Dieu reçue dans la foi. ! Il n’entendit là qu’une chose : devant Dieu, il n’avait plus à se justifier d’être. L’approbation de Dieu ne dépendait pas de ses réussites ou de ses échecs.

L’amour de Dieu était premier, divin, éternel, inaliénable ! Les hommes se trompaient lourdement qui vivaient comme s’il fallait le mériter et l’acquérir ! C’était cela le péché. Une infinie reconnaissance l’envahit pour sa femme dont l’amour avait été pour lui le reflet précieux de l’amour de Dieu : un amour qui fonde, qui assure, qui fait vivre et donne seul la justification. ! Comme le pasteur avait raison de renvoyer à l’apôtre Paul !

Comme l’Évangile mérite bien son nom de bonne nouvelle ! Il n’était pas demandé de se justifier soimême et d’apporter la preuve impossible qu’on est justifié d’être ce que l’on est ! La seule véritable et décisive justification, c’est Dieu qui la donne et la foi fait ouvrir les mains pour la recevoir. ! « Être » n’est pas « se faire ».

Il ne faut pas vouloir être fils de ses œuvres. C’est une tentative toujours remise en cause. C’est un esclavage tous les jours renouvelé. C’est un chemin de larmes et de mort. ! Être, c’est dire à Dieu : fais-moi, car pour moi la tâche est impossible. Mon but ultime, c’est de devenir celui que tu veux que je sois.

Celui que tu me donnes d’être et qu’il faut que je laisse grandir en moi. !

Quand cette prière monte de notre cœur, alors nous pouvons être sûrs d’être allés jusqu’au cœur de la Bible.

Cette narration a été publiée en 1999 sous le titre : « Être celui, celle, que Dieu me donne d’être » dans l’Hebdomadaire protestant d’Alsace-Moselle, « Le Messager » (N° 50/99) et également en 2008 sous le titre : « L’histoire d’Adam Lhomme » dans la revue semestrielle « Cahiers de la Bible Contée » (N° 21)

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